À Nantes, à partir des élections municipales de 1989, deux noms ont été quasi systématiquement associés à la réalisation des projets tendant à la promotion de l’art et de la culture : ceux de Jean Blaise et de Jean-Marc Ayrault. L’art a été à la fois porté et mis au service d’un discours politique, celui de la gauche socialiste nantaise. Le précédant maire de Nantes, Michel Chauty, alors membre du RPR, avait interdit pendant son mandat certains spectacles pour cause d’immoralité, ce qui lui avait valu, à la fois son surnom de « sécateur maire » et le ressenti du milieu artistique nantais comme le rappellent, dans leur livre Magali Grandet, Stéphane Pajot et Dominique Sagor-Duvauroux, Nantes, la Belle éveillée. Le pari de la culture.
L’alliance du jeune Jean Marc Ayrault avec ce milieu a été réciproquement porteuse, et a permis la création de nombreux événements et festivals d’art et de culture. Parmi ces projets, les Allumés de Nantes (de 1990 à 1995, « 6 ans, 6 nuits, 6 villes et de 6 heures du soir et 6 heures du matin »), le Voyage à Nantes, mettant en valeur la ville par l’exposition temporaire d’œuvres plastiques au sein de l’espace publique, ou La folle journée (festival de musique classique organisé dans la ville, chaque année depuis 1995, à la fin du mois de janvier) sont les plus renommés. L’association de ces événements à la politique de la ville a sans conteste été source de légitimité pour les artistes y participant, et de reconnaissance pour la municipalité, affirmant par là son rôle de mécène et d’acteur dans le monde artistique nantais.
Un art essentiellement politique ?
Depuis l’arrivée des socialistes à la mairie de la ville, Nantes s’est positionnée comme ville culturelle et artistique tant pour des raisons politiques que pour des raisons liées à la sensibilité de ses dirigeants. Cependant, l’ampleur de la part du budget allouée à l’art et à la culture (aspect récurent invoqué par l’opposition politique, hostile aux projets de Jean Blaise), la profusion de ces manifestations artistiques et leur médiatisation, amènent à penser qu’au-delà des simples considérations électorales, les politiques publiques urbaines liées à la promotion de l’art ont structuré une identité spécifique de la ville et ont pesé dans les décisions relatives à son aménagement.
L’enjeu est donc de comprendre si ces politiques sont un simple produit du marketing urbain destiné, dans un contexte plus large de concurrence interurbaine à positionner Nantes comme capitale culturelle européenne et à en faire une « vitrine » pour la région. Ou bien si, au-delà de cette stratégie, elles sont le résultat d’une véritable réflexion sur la mise en valeur du patrimoine de la ville, de son identité artistique, qui fait sens par rapport à l’histoire de la ville, pour ses habitants et à travers eux.
Un art multiple, un processus de (re)création continu
Le caractère éphémère de certs manifestations artistiques nantaises et le traitement de l’art dans une optique évènementielle donnent un premier élément de réponse à ces interrogations. La ville de Nantes se positionnerait ainsi clairement comme une « ville évènementielle », dans la terminologie de Philippe Chaudoir (2007) :
« Cette ville événementielle […] c’est celle que l’on voit émerger, de manière de plus en plus régulière, à partir des années 1980 et ceci autant au plan national qu’international. Le terme de ville événementielle pourrait désigner alors la manière dont les villes tendent à se positionner, sans intermédiaire, comme porteuses d’un projet urbain spécifique et actrices dans une concurrence inter-métropolitaine. Les formes que prennent ces positionnements sont variées mais s’organisent le plus souvent autour de la réalisation de grands événements sportifs, politiques, artistiques et culturels à vocation internationale mais aussi dans la promotion d’une image globale. »
Tous les moyens sont mis en œuvre pour faire connaître ses activités artistiques à l’échelle régionale, nationale, voire mondiale. La proximité de Jean Blaise avec les médias, le recours à des chargés de communication par la municipalité, pour appuyer la promotion des événements, rappelle ici le lien étroit entre l’art, le projet urbain et les enjeux de politique locale.
Pour l’instant les nombreux partenariats culturels et artistiques réalisés avec d’autres grandes agglomérations, à l’instar de New York, Tokyo ou Johannesburg, l’afflux (soutenu et encouragé) de touristes, ou encore l’appel aux « grands noms » du milieu artistique international seraient autant de preuves qu’en misant sur l’art, la ville pourrait, si ce n’est pas déjà fait, gagner son pari. L’art deviendrait dès lors l’un des fondements de son identité urbaine. En changeant l’image de la ville, l’art à Nantes aurait contribué à rendre la ville attractive pour les touristes et éventuellement les investisseurs ce qui représenterait un facteur de croissance.
La profusion des événements dans des champs artistiques très diversifiés (œuvres plastiques, musique, cinéma, etc.), et le caractère temporaire de certaines œuvres d’art (par exemple l’architecture éphémère « Superama », ou l’œuvre « Monte-meubles, l’ultime déménagement » sur la place du Bouffay, dans le cadre du festival « Voyage à Nantes 2012 » - http://www.nantes.fr/culture/actualites-culturelles/levoyageanantes) contribuent à créer un imaginaire particulier et, au travers de ce bouillonnement artistique, à sa création et recréation constante. Dans ce cas, la place de l’œuvre dans une ville qu’elle n’investit pas durablement, car éphémère, permet pourtant aux touristes, aussi bien qu’aux Nantais eux-mêmes de découvrir et redécouvrir la ville avec un œil nouveau. « Le Voyage à Nantes », a ainsi pour objet de mettre en lumière les lieux d’exposition artistiques « pérennes » de l’art, notamment les musées. Cette double dimension se ressent au travers du discours promotionnel développé autour de l’événement. Le site de la ville de Nantes le décrit ainsi au travers de l’expression « Un événement en 2012 et un parcours pérenne dans la ville ».
Plus que le changement de l’image de la ville, l’attrait pour l’évènementiel est aussi mis en avant comme nécessaire à une politique de création de lien social dans la ville via l’activité artistique. Par exemple, la récente politique de proximité culturelle baptisée « L’Art en partage » (http://www.nantes.fr/l-art-en-partage) révèle l’ambition de la municipalité à ce sujet et affiche un souci de développer son action culturelle auprès de tous les habitants. L’idée est de « faire ensemble » (citoyens, riverains, artistes et professionnels de la culture) des « créations partagées », des œuvres collectives, installées par la suite dans l’espace public urbain, devenant ainsi le produit même de la population de cette ville, favorisant la rencontre de la population avec « le fait artistique et culturel » (http://www.nantesmetropole.fr/actualite/l-actualite-thematique/une-maison-arrimee-a-la-loire-tourisme-economie-52370.kjsp). Cette promotion de l’art participatif est donc autant un processus de construction artistique qu’un tisseur de lien social : l’art se fait avec le public, auquel il sera par la suite destiné. Cette vision est ainsi à lier au concept d’ « art relationnel » de Nicolas Bourriaud (1998), qui permettrait de « juger les œuvres d’art en fonction des relations interhumaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent ».
Dans cette optique de proximité culturelle, il semble dès lors paradoxal que la municipalité de Nantes ait fait le choix de ne plus soutenir le carnaval nantais. Fort de son succès dans les années 1970 et en grande partie le fruit des initiatives populaires des habitants de la ville, le carnaval, considéré comme étant « démodé » s’est vu laisser mourir, car peu ou pas assez subventionné. D’autres événements très fortement soutenus par la mairie et réalisés par des intermittents du spectacle ont fini par le détrôner. La municipalité semble ici faire le choix de la promotion d’un certain type d’ « évènementiel », répondant davantage aux impératifs de reconnaissance et de visibilité issus de la concurrence interurbaine qu’à la demande plus spontanée de certaines franges de la population locale.
Il reste aussi assez difficile de trouver dans la ville des œuvres à caractère « spontané » relevant d’une véritable appropriation de la ville par les Nantais. Ainsi, les tags et graffitis eux-mêmes sont encouragés par la ville sur l’île de Nantes. Ce type d’art, que l’on pourrait croire opposer à toute forme d’institutionnalisation, se trouve alors en quelque sorte « intégré » à la politique de la ville.
Exemple de tags et graffitis jonchant la ville, dans la gare de triage désaffectée (photo 1) ou dans le centre-ville (photo 2). Il faut notamment souligner la différence de style graphique entre la première œuvre, située dans un endroit peu ou non fréquenté, et la seconde, plus travaillée et située dans un endroit plus peuplé.
Crédit photo : Matthieu TAYOLLE
Promouvoir les artistes, mais seulement « un certain type d’art… » : l’art comme facteur de différenciation socio-spatiale ?
Si, comme on l’a vu, la municipalité nantaise s’érige en mécène, en promoteur et défenseur de tout type d’art et se donne pour mission « la démocratisation artistique » dans la ville, cette vision n’est pas partagée ou ressentie de la même manière par tous les artistes de la ville. Les budgets et moyens très conséquents alloués par la municipalité à l’association Trempolino par exemple, lieu d’initiative ayant pour put de coordonner et promouvoir l’émergence et la rencontre d’artistes multiples, notamment internationaux (et ce en traitant d’enjeux artistiques, économiques et sociaux), justifient en un sens le discours des pouvoirs publics.
Cependant cette situation tente de faire oublier la réalité de nombreux autres artistes, dont les ateliers, ou plutôt les squats, sont disséminés non loin de cet endroit foisonnant d’interactions artistiques. Lors de notre mission de terrain, un échange avec ces artistes nous a ainsi appris que la ville savait aussi se montrer plus avare de subventions… Il existe selon eux bon nombre d’artistes exerçant, à leur image, dans des friches, bien souvent insalubres, et qui ne font pas partie, comme ils l’affirment, de « la belle image » de la ville. Ils parlent volontiers, par exemple, du manège de l’île de Nantes (l’un des symboles du Quartier de la création) comme d’un « Leclerc de la culture ». Du fait de l’aménagement du territoire mené par la mairie, qui tolérait leur présence jusqu’à récemment, ils devaient être expropriés sous peu. L’art restreint donc, du moins pour une certaine catégorie de la population de la ville, l’accès physique à un espace. Leur discours mettait l’accent sur l’existence d’un réseau d’artistes nantais très actif dans la ville, mais peu promu et non mis en valeur. Ils se plaignaient ainsi de ce qu’ils appelaient la « perte d’identité » des artistes nantais du fait de la réappropriation de l’art par la ville, et plus encore d’un « certain type d’art », auquel leurs productions artistiques ne correspondraient pas.
Cette emphase portée sur une vision restrictive de l’art, mais qui s’affirme plurielle dans le discours politique, aurait alors comme effet une surconcentration de la curiosité des Nantais et des touristes sur certaines œuvres seulement, réalisées par ailleurs bien souvent par des artistes étrangers et non pas par des Nantais, considérés comme étant « plus légitimes » par la municipalité. Ce processus se produirait ainsi au détriment de ce qui fait aux yeux de ces artistes l’identité même de la ville, de leur ville, à savoir leur art. Pour que celui-ci soit reconnu, ils regrettent de devoir le modeler aux exigences du politique. Pour eux « l’art et la création, c’est avant tout la liberté ».