Le rapport paradoxal qu’entretient Le Havre avec ses patrimoines semble en faire un cas exemplaire qui permet de révéler les ressorts de la logique patrimoniale. En effet, cette mise en patrimoine rend visible la manière dont le patrimoine est toujours une construction qui s’articule autour d’un triptyque temporel passé/présent/futur mais fait aussi apparaître l’actuel élargissement de la notion de patrimoine et les ambiguïtés notamment sur le plan social que recouvre une telle notion.
Les patrimoines au Havre, une construction du présent, tournée vers le passé ou le futur
Par le caractère récent de son patrimoine en particulier architectural, Le Havre apparaît comme un cas privilégié pour considérer l’articulation des temporalités caractéristique de toute mise en patrimoine. La patrimonialisation est bien toujours un acte émanant du présent mais tourné vers le passé et/ou vers le futur. Toujours en tension avec le présent, cet acte obéit à des considérations et des besoins actuels (Gravari-Barvas, 2004). Le passé semble alors moins importer que le présent. Le patrimoine Perret naît ainsi en tant que patrimoine sous l’impulsion du pouvoir politique à un moment où Le Havre avait besoin d’un nouveau dynamisme. C’est donc bien le présent qui en donnant un statut, en recréant par l’action politique le passé en est bénéficiaire. Le recours à une figure célèbre telle que celle de Perret a permis un changement de regard sur le centre-ville reconstruit et a été support de la médiatisation et du marketing urbain visant à faire connaître la ville (Raoulx, 2005). Le but de ces actions venues de l’extérieur était notamment d’enclencher une réappropriation par toutes les populations du patrimoine Perret au Havre, ce qui n’a pas nécessairement été le cas.
Cette logique de mise en patrimoine s’est poursuivie dans le cas du Havre par la tentative de construire un patrimoine comme projection dans le futur. En effet, dans le même mouvement de patrimonialisation, la ville du Havre a eu recours en 1982 à l’architecte Oscar Niemeyer pour construire la salle de spectacle Le Volcan. Le recours à un tel architecte peut être interprété comme la volonté de se doter d’un nouveau symbole, potentiellement patrimonialisable dans le futur, de se créer un patrimoine ex-nihilo, pour la ville détruite par la Seconde Guerre mondiale. Le patrimoine est bel et bien construit et le passage par de grandes interventions architecturales avec Oscar Niemeyer ou encore Jean Nouvel après Auguste Perret peut se lire comme des tentatives de génération de patrimoine immédiat.
L’articulation passé/présent/futur à l’œuvre dans toute logique patrimoniale peut aussi être considérée d’une autre manière. En effet, la préservation d’un certain patrimoine naturel dans une logique de développement durable nous révèle toute l’ambiguïté de la mise en patrimoine. Si le développement durable apparaît comme une logique essentiellement tournée vers l’avenir, vers une préservation des ressources présentes pour le futur, elle passe cependant par une reconstruction d’un certain passé environnemental ou de pratiques culturales que l’on cherche à retrouver aux dépens d’autres. L’estuaire de la Seine étant anthropisé depuis l’époque de l’Homme de Neandertal (-130 000 ans environ avant notre ère), on peut s’interroger sur ce que signifie la patrimonialisation d’un littoral qui a beaucoup évolué au cours du temps. Cette protection, en partie mise en place par le Conservatoire du littoral né en 1975, aboutit nécessairement à sélectionner un certain type de pratiques considérées comme plus respectueuses de l’environnement que d’autres selon les représentations du présent. Par exemple, l’exploitation de Philippe Sellier, éleveur dans la vallée de la Risle, a été établie par le Conservatoire du littoral en 2000 pour une activité de pâturage bovin, en rupture avec les pratiques mises en place depuis un demi-siècle dans cet espace (que ce soit une agriculture plus intensive dans les années 1950 ou l’assèchement des marais dans les années 1970 pour planter des peupliers afin de produire du bois). Dans l’entretien que nous avons eu avec lui, il a mis en avant la notion de « terroir » qui s’inscrit non seulement dans cette logique de revalorisation d’une tradition (sans sanctuarisation ou mise sous cloche d’un espace), mais en relation avec l’idée de durabilité environnementale. Cette activité de pâturage a en effet pour objectif de renouer avec des pratiques anciennes caractéristiques de cet espace, tout en visant à une préservation de celui-ci. La notion de durabilité environnementale est alors à comprendre comme une tentative de préservation des écosystèmes et de la richesse environnementale locale sans supprimer toute activité économique.
Le cas du Havre et de ses environs sous ses multiples aspects permet ainsi d’identifier les ressorts de la logique patrimoniale mais nous montre aussi combien aujourd’hui la notion de patrimoine s’est élargie et complexifiée.
Le Havre, un exemple de l’élargissement de la notion de patrimoine
Les différents types de patrimoines présents au Havre révèlent ainsi une évolution chronologique dans la façon de concevoir le patrimoine – notamment à l’échelle internationale –, qui intègre au fil du temps de plus en plus de conceptions et de représentations quant à ce que peut être le patrimoine. En effet, le patrimoine n’est plus aujourd’hui seulement un patrimoine immobilier recensé par les Monuments historiques mais recouvre des objets différents. Si les Monuments historiques dont le service est né sous la Monarchie de Juillet inscrivent dans un premier temps des monuments immobiliers considérés comme uniques ou typiques d’une époque architecturale, ces monuments sont bien souvent caractérisés par un éloignement avec l’époque contemporaine de plusieurs siècles et correspondent à des types de bâtiments spécifiques (châteaux, églises, etc.). À ce titre au Havre, ce sont notamment plusieurs maisons « remarquables » pour leur architecture du XVIIIème siècle ainsi que le Museum d’histoire naturelle qui ont été proposés pour être classés dès les années 1930, classement advenu juste après-guerre dans les années 1946-1947. Ces projets étaient alors portés par l’association des Amis du Vieux Havre créée en 1920 (Gourbin, 2001).
La seconde moitié du XXème siècle connaît en France plusieurs évolutions notables sur ce que recouvre la notion de patrimoine. En effet, en 1962, la loi Malraux crée la notion de patrimoine urbain avec l’établissement de ZPPAU (Zones de Protection du Patrimoine Architectural et Urbain) qui comporte trois axes principaux : la connaissance des sites bâtis remarquables, la gestion de ces sites et de leur mise en valeur (prise en compte dans les plans locaux d’urbanisme, les parcs naturels régionaux...), la protection et la mise en valeur des éléments remarquables. Cette loi est complétée en 1993 par la Loi Paysage qui intègre cette notion au zonage, celui-ci définissant désormais des ZPPAUP (Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager). Cette évolution de la notion de patrimoine conduit à des évolutions des objets patrimonialisables et patrimonialisés, autorisant notamment en 1995 le classement du centre-ville du Havre comme ZPPAUP. Ce classement apparaît ainsi comme l’un des premiers pas décisifs vers l’actuelle protection.
Le patrimoine naturel a de même connu une prise en compte croissante après la Seconde Guerre mondiale. Si la première conférence sur la protection de la nature a lieu dès 1913, c’est l’Union pour la protection de la nature créée en 1948 (devenant en 1956 l’IUCN Union internationale pour la conservation de la nature) qui marque le début de cette prise de conscience. L’émergence en 1945 de la notion de patrimoine mondial avec la création de l’UNESCO participe notamment d’un élargissement de la notion de patrimoine qui accompagne la naissance de celle de patrimoine naturel. Cette notion de conservation d’un patrimoine naturel est rapprochée de la conservation du patrimoine culturel avec en novembre 1972 à Paris la Convention sur le patrimoine culturel et naturel, première conférence à unir protection de la nature et protection des biens culturels. Loin de s’exclure, les patrimoines culturel et naturel commencent ainsi à être pensés de concert. Dans cet état d’esprit, le Conservatoire du littoral né en 1975 commence à intervenir sur l’Estuaire de la Seine dans les années 1990 avec l’idée que cet estuaire est un patrimoine à conserver tant sur le plan floristique et faunistique que sur celui des pratiques qui peuvent y être attachées. Cette évolution se reflète aussi dans l’évolution des critères pour le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO régulièrement révisés par le Comité pour rester en phase avec l’évolution du concept même de patrimoine mondial. Si les six premiers critères reprennent des critères historiques quand on évoque le patrimoine immobilier et architectural, les cinq critères suivant portent essentiellement sur le patrimoine naturel et les sites classés doivent « représenter des phénomènes naturels ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelles » (critère VII) ou encore être des exemples de diversité écologique, biologique ou géologique exceptionnels (Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial).
Enfin, un autre type de patrimoine émerge comme le patrimoine industriel qui est une forme du patrimoine que l’on commence à prendre en compte à la fin du XXème siècle avec la création de la « cellule du patrimoine industriel » en France en 1983 par exemple. Le phénomène de désindustrialisation semble ainsi rendre possible un autre regard sur les infrastructures industrielles. Ce changement de regard s’illustre au Havre par la reconversion des docks désaffectés qui conservent l’architecture d’origine.
Après avoir constaté cette prolifération actuelle de sens, on peut s’interroger sur ses explications. Une première cause semble être l’essor de l’économie touristique, laquelle paraît aujourd’hui encourager un élargissement de cette notion visant à conférer à des objets toujours plus divers le statut de patrimoine. Par exemple, la mise en patrimoine de certains lieux combinée à une réhabilitation comme celle du Fort de Tourneville avec la construction de la salle Tetris dans l’enceinte même du Fort (figure 2) vise à la fois une valorisation de ces sites comme de leur histoire propre et à une diversification de l’offre touristique à l’échelle de la ville. Une autre cause de l’émergence de nouveaux patrimoines est à chercher dans le passage d’une économie industrielle à une économie post-industrielle entraînant un nouveau regard sur des objets, notamment les bâtiments industriels, qui ne sont plus employés de la même façon tels les docks (figure 1).
Une telle prolifération de sens conduit à s’interroger sur une éventuelle perte de signification du patrimoine. En effet, tout semble devenir patrimoine du moment qu’un groupe défini s’y rattache comme à un élément de son identité.
Le patrimoine, marqueur d’un certain capital social et spatial ?
Le cas du Havre, s’il interroge les discours essentialisant sur le patrimoine, questionne également le patrimoine lui-même comme enjeu social et politique. En effet, si le centre-ville Perret est l’un des premiers exemples d’architecture moderne au monde, on peut arguer du fait que Caucriauville, quartier du nord-est paupérisé du Havre, est également un espace pionnier, puisqu’il s’agit de la toute première zone à urbaniser en priorité (ZUP) de France dans les années 1960. Pourtant, Caucriauville ne fait l’objet d’aucune valorisation dans les discours, sur cet élément de son identité. Bien au contraire, c’est un espace marqué par le stigmate des discours négatifs sur les ZUP et qui, comme beaucoup d’entre elles, est classé zone urbaine sensible en 1996. Témoignages d’une époque architecturale mais aussi d’un contexte politique particulier (convergence entre un Etat fort souhaitant urbaniser son territoire et une architecture qui expérimente de nouveaux matériaux à bas coûts), les grands ensembles de Caucriauville font moins l’objet d’une préservation que d’opérations de destructions, dans le cadre de politiques de renouvellement urbain, qui s’apparentent à ce qu’on pourrait nommer une véritable « négation mémorielle » (Veschambre, 2005) : « les démolitions de tours et de barres, dans les grands ensembles, sont bien souvent vécues comme une violence par les habitants, avec remise en cause identitaire et destructions des relations sociales. » (Veschambre, 2004, p.76). Ainsi a été détruite en 2005 la tour Kamarov, la plus haute du quartier. Depuis, un projet de web-série intitulé « Volcan » a été lancé autour de la tour Réservoir, autre tour du quartier, afin de « faire évoluer les regards sur le quartier de Caucriauville au Havre et son emblématique Tour Réservoir, et générer par la même occasion du lien social, de la requalification, de l’estime de soi » (site de l’union sociale pour l’habitat de Haute-Normandie). A travers ce projet militant, il s’agit de porter un autre regard sur ces tours, que celui qui en fait des stigmates urbains à détruire.
L’exemple de Caucriauville pose donc la question des patrimoines informulés, au sens de savoir dire et de pouvoir dire. Le patrimoine étant de plus en plus articulé à une « grammaire internationale » (Pérouse, 2007), les groupes cherchant à valoriser un élément de leur identité doivent donc posséder les codes et le langage de cette grammaire internationale afin de formuler et revendiquer leur patrimoine. La plupart des procédures de patrimonialisation passant d’une part par le dépôt d’un dossier, d’autre part par des soutiens plus ou moins informels (ainsi le président français de l’époque, Jacques Chirac a pesé de tout son poids politique pour que l’UNESCO reconnaisse le centre-ville du Havre comme patrimoine mondial de l’Humanité), elles sont, de facto, excluantes pour de nombreuses populations marginalisées n’ayant pas les mots (savoir) et les soutiens (pouvoir) pour faire reconnaître que tel élément constitutif de leur identité est un patrimoine. Plus encore, la mise en regard de la patrimonialisation du centre-ville embourgeoisé du Havre, et de la destruction-rénovation des grands ensembles de Caucriauville permet de souligner la « violence symbolique » (Veschambre, 2004) potentielle faite au patrimoine. En effet, le centre-ville et Caucriauville peuvent apparaître comme l’endroit et l’envers d’un même phénomène : logiques de patrimonialisation et logiques de démolition relèveraient en réalité d’une même logique ; un marquage spatial de « pleins » et de « creux » dans le cadre d’un « travail idéologique de légitimation des groupes sociaux » (Veschambre, 2004), miroir de l’inégale capacité symbolique des groupes sociaux à légitimer leur appropriation de l’espace.