Une implication différée et limitée des habitants
Le projet s’est fait, contrairement à Hautepierre, sans véritable concertation des habitants. Néanmoins, il semble conforme aux besoins des habitants, réutilisant les résultats d’une enquête menée en 1997. Les habitants restent cependant dans l’expectative, notamment quant à l’enjeu du relogement. La destruction des barres et des tours ne va pas sans conséquences psychologiques. Le projet a donc tenu à associer, a posteriori, une fois le projet élaboré, les habitants à la transformation du quartier. S’il n’y a pas eu de concertation préalable, les urbanistes sont ensuite allés soutenir le projet devant les habitants, et ont intégré certaines de leurs revendications. Ce changement de mode de gouvernance, tardif, correspond dans les faits au changement de municipalité : elle a permis de retravailler les projets de démolitions, axés davantage sur les tours à problèmes que sur les barres. Une des tours a été conservée, selon la volonté des habitants - c’était l’une des seules où l’esprit de cohésion et de bonne entente fonctionnait réellement.
Le projet urbain se conçoit donc comme un champ d’expérimentation. A partir de l’exemple du Neuhof, véritable réussite éducative, les chargés de projets ont travaillé à la Meinau avec le lycée professionnel des métiers du bâtiment d’Illkirch. Le chantier comporte une clause d’insertion sociale : dans la réglementation ANRU, 5% des heures travaillées doivent être effectuées par des personnes en réinsertion. Cependant, un gros effort a été prévu dans ce domaine par la CUS : le quota de ces heures s’élève à 10% chez les bailleurs sociaux associés au projet, et bien plus encore pour la SIBAR. Un débat existe néanmoins sur la pertinence de la mesure : en termes pratiques, ce quota d’heures effectué par une main d’œuvre non spécialisée engendre parfois des retards dans le chantier. En termes d’efficacité, deux thèses contradictoires s’affrontent : faut-il associer les gens du quartier au chantier, ou au contraire, tenter de les sortir du quartier ? À la Meinau, c’est cette dernière option qui semble davantage l’emporter.
Un travail a été effectué, parallèlement, sur la mémoire du quartier. Il s’agissait d’associer les habitants aux transformations du quartier. Des photos de familles issues de 84 nationalités ont été affichées dans les rues, montrant les transformations urbaines, d’une génération à l’autre. Un livret de famille est offert à la naissance des enfants, où l’on rappelle l’histoire du quartier, les transformations prévues et celles réalisées à la naissance. En associant histoire individuelle et histoire du quartier, cette campagne de sensibilisation cherche à créer un sentiment d’appartenance positif au quartier, mais aussi à souligner les continuités et la progressivité dans la transformation de l’espace, afin d’atténuer le choc des démolitions.
Quitter « sa » barre
Les habitants restent dans l’expectative pour le relogement. Si le projet s’engage à une reconstruction « 1 pour 1 » (1 logement reconstruit pour 1 logement détruit), la situation s’avère en réalité plus complexe, et la question de l’accessibilité au logement se pose réellement. Cette reconstruction participe de la diversification des types de propriétés. Sur les 565 démolitions, 60 à 70 % seulement seront reconstruits en logements sociaux, le reste étant laissé à la promotion privée, soit au marché libre, soit à l’accession sociale à la propriété, outre le petit locatif aidé dépendant du 1% logement. La reconstruction à neuf entraîne une hausse des loyers irréductible : malgré les efforts accomplis, il est impossible de maintenir les anciens loyers, de 300 euros par an à l’origine.
La question du relogement pose ensuite la question de la localisation : si le taux de vacance des logements était de 10% au lancement du projet, la crise a entraîné une saturation du parc immobilier depuis 2009, alors que les opérations de destruction avaient déjà débuté. Pour l’instant, tous les habitants qui le souhaitaient ont pu être relogés à La Meinau, mais on est maintenant dans une impasse. Il va être impossible de reloger tout le monde dans du neuf, compte tenu de l’état du parc. A ceci s’ajoute les problèmes de capacité financière, avec des taux d’efforts parfois trop lourds pour les familles, qui même si elles le désirent, ne peuvent pas accéder à ces nouveaux logements.
Le relogement pose aussi des problèmes d’adaptation : un logement neuf se traduit par un changement de compteur, désormais individuel, et non plus au pro rata collectif, ce qui implique une prise en main et un changement dans les comportements. Un apprentissage technique est nécessaire pour l’usage des panneaux solaires. L’agencement des logements a lui aussi été problématique. Outre certaines malfaçons, il n’a pas toujours été pensé en fonction des habitudes culturelles des habitants. Ainsi, toutes les cuisines sont désormais aux normes pour personnes à mobilité réduite, mais ouvertes à l’américaine, elles ne respectent pas à la séparation nette entre espace de l’homme et l’espace de la femme, de la culture turque ou maghrébine : la situation est alors mal vécue par une partie des habitants. Le relogement est une rupture parfois difficile à accepter, lorsque les gens ont fait leur vie dans « leur barre ». Le bailleur aide au relogement, pour prévenir ces choses. CUS-Habitat propose une aide à la mise en carton, la SIBAR, une aide au déménagement. L’angoisse des populations et des personnes âgées est bien réelle et nécessite un fort accompagnement. La démolition passe par une information, et une concertation préalable pour tenter de limiter le choc. L’adaptation au nouveau logement est traitée par du porte à porte, individuellement, car les réunions publiques sont inefficaces et se traduisent par des crispations, des frustrations, et des affrontements.
Les limites du relogement
Le programme de destruction reconstruction devait permettre la recréation d’un vivre ensemble, sinon d’une société apaisée. Mais les populations devraient rester clairement différenciées en fonction du secteur considéré : la SIBAR compte surtout des retraités, CUS-Habitat, des familles monoparentales, des filles mères, ou des familles nombreuses recomposées, donc une population plus jeune, avec enfants ou jeunes, et où l’enjeu majeur est celui de l’emploi. Il n’y a aucune perméabilité entre ces deux ensembles : « la rue Schulmeister, c’est le mur de Berlin », constatait un habitant lors d’une réunion publique. L’objectif était une meilleure mixité sociale, une ventilation des populations, non seulement à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle de toute l’agglomération. Et pourtant, quelle pertinence ou quelle efficacité à la ventilation, qui se trouve être plutôt un déplacement ou un étalement du problème ? Les relogements qui ont déjà eu lieu ont montré leurs limites. Une des tours qui concentrait des actes d’incivilité (jets de poubelles notamment), et une très grande misère sociale, avec parfois plus de 10 ans d’impayés de loyers, a été détruite, mais les habitants ont été relogés au même endroit. Il n’y a pas eu d’éradication du problème, ils se sont seulement déplacés ; les trafics se sont seulement réorganisés dans les nouveaux logements.
On atteint là les limites de l’aménagement urbain : la crise de La Meinau est le signe d’un mal social plus profond. Les jeunes dealent, gagnent plus que leurs parents, souvent sans emploi, et qui ne peuvent pas fournir de modèles alternatifs solides ; la logique de chômage est inscrite sur deux générations. La suppression de l’îlotage et des commissariats de proximité a conduit à une crispation accrue avec les forces de l’ordre, sans mettre fin aux trafics.
La mixité tant vantée en politique reste en pratique difficilement réalisable, et tout à fait impossible au niveau de la cage d’escalier. Un seul immeuble de la SIBAR a permis, cas exceptionnel, une juxtaposition du locatif aidé avec de l’accession sociale à la propriété. Le lotissement aidé et l’accès social à la propriété font l’objet d’une forte demande, mais peu de famille sont éligibles, d’où un risque de crispation. Ces partielles seront loties, le but étant aussi d’attirer des gens extérieurs au quartier. Mais en quelles proportions ?
Dès lors, comment évaluer l’efficacité de ce projet de rénovation, à l’échelle du quartier et de son histoire ? Sur le long temps de l’histoire, l’impact du projet semble limité. Le grand ensemble de la Meinau a subi, au milieu des années 1980 un décrochage très important. La fin de la complémentarité avec la zone industrielle proche, ajoutée à la crise des grands ensembles, a inscrit le quartier dans une crise durable. Alors que le quartier était jusque-là solidaire de la Plaine des Bouchers et présentait un habitat ouvrier, pour loger la main d’œuvre à proximité, la crise de 1984-86 a entraîné une césure. Le recul de l’industrie a été compensé seulement un temps par la dynamique de la frontière allemande, puis le tandem entre la Canardière et la Plaine des Bouchers a définitivement cessé de fonctionner : la tertiarisation de la Plaine a changé radicalement le type de population recrutée. L’isolement et la déprise du quartier sont allés en s’accentuant, sans qu’il y ait de remèdes à l’horizon : le projet de rénovation urbaine va permettre l’amélioration de la qualité du bâti sans pour autant pouvoir promettre une meilleure cohésion sociale, ni même, une meilleure accessibilité au logement.